Caprice est née il y a plus de 80 ans, entre deux guerres mondiales, dans un Berlin agité, d'un père juif anglais et d'une mère allemande.
De son passé, ce petit bout de femme ne dit rien. Parce que qui croirait qu'elle a vu se lever les bras des National Socialistes alors qu'elle n'était qu'un tout petit bout de fille d'un blond aryen absolument parfait ? En dehors de son ascendance que l'on jugera infâme alors que l'extrémisme ravagera l’Allemagne, puis le monde.
Tout petit bout de fille, au cœur d'un monde chaotique, elle n'eut pas le loisir de demeurer enfant très longtemps. Petite porteuse de l'étoile jaune à l'instar de son père, elle fut emportée avec ce dernier lors d'une rafle, sa mère forcée de se remarier pour sauver sa vie. Quant à Caprice, voilà la jolie adolescente délicate dans ces camps aux hauts murs, ceux dont on ne s'évade pas. Ceux qui vous font oublier le soleil, la lune et la beauté des étoiles. La douceur n'a plus court, tout devient fou. La vie, parfois, tue jusqu'à l'idée même de rêver.
Souvent, Caprice se réveille en sursaut, près de 70 ans plus tard. Son pauvre corps s'arque et elle hurle, en proie a des terreurs inouïe que seule la lumière du matin parvient à dissiper. Terrifiée par l'obscurité - et par de nombreuses autres choses en vérité, celle qui semble toujours aussi juvénile ne peut conter à quiconque l'horreur de ses cauchemars qui sont les terribles souvenirs de deux années passées en camp de concentration. La série de chiffres sur son bras, bien souvent, semble encore la brûler comme s'ils dataient de la veille.
Il y a de nombreuses chose dans son passé que Caprice s'efforce à occulter, comme pour se persuader que ses terreurs n'ont pas de fondement, ni de réalité. Mais comment ce brin de fille a-t-elle seulement pu survivre ?
Caprice n'a pas vraiment survécu à la libération. Elle n'est pas non plus morte au sein du camp. Caprice n'est plus ni morte, ni vivante depuis qu'une bande de matons ont trouvé amusant de violer une si jolie blondinette un soir derrière le tas de bois. Lorsque son père, très affaibli, voulu s'interposer et qu'on l'assassinât sous ses yeux d'un coup de baïonnette en travers de la gorge. Lorsque tout vola en éclat alors qu'elle hurlait, que son esprit lâchait prise, que la réalité se distordait, que le monde sombrait plus loin encore dans la folie. Lorsqu'elle hurla à s'en briser les cordes vocales, ses pouvoirs se déchaînèrent brutalement, son père pourtant mort se ranima, les gardes devinrent fou alors que Caprice glissait entre leurs doigts, à la fois tangible et intangible. Leurs balles vinrent à bout du cadavre mais pas de la fille. A moins qu'ils ne la tuèrent ? Caprice ne sait pas. Tout ça demeure hors de la portée de son esprit. Les gardes, semblables a des animaux s'étaient jetés les uns sur les autres en une démence absolue simplement inimaginable tandis que mille ombres rampantes l'entraînaient dans des limbes obscures dont elle ne devrait jamais émerger.
Elle fut projetée mentalement dans les Contrées du Rêve alors que son corps passait pour mort et était jeté dans quelque fosse infâme. L'endroit lui sembla moins terrifiant que sa réalité. Elle y soigna ses stigmates et les terribles plaies de son esprit. Elle ne guérit cependant jamais vraiment de ce qu'elle avait vécu avant son éveil.
Elle rôda un temps aléatoire seule et vulnérable dans les Contrées, y survivant tant bien que mal avant de rencontrer pour la première fois Pretorius. Le prêtre vagabond des Contrées fut-il ému par cette pauvre fille seule cherchant en vain une issue et un sens à la folie ? D'abord effrayée, puis soulagée d'avoir quelqu'un qui semblait vraiment pouvoir l'aider, elle demeura un peu auprès de lui, essayant de lui être utile. La peur d'être abandonnée dans ces terres étranges était largement supérieure à la peur que lui inspirait Pretorius aussi finit-elle par s'attacher à lui. Ce dernier comprit qu'elle n'était là qu'en esprit, son corps reposant quelque part. Peut-être même en apprit-il plus sur sa compagne lors des cauchemars de cette dernière plus que par confidences. En vérité Caprice ne parlait que rarement, totalement renfermée sur sa douleur et ses phobies, ignorant que son corps avait été trouvé lors de la libération, et reposait dans un hôpital et qu'on la croyait dans le coma depuis quelques mois quand des années s'étaient écoulées dans les Contrées.
Un jour la Belle aux Bois Dormants disparut purement et simplement du petit hôpital où elle gisait, emportée dans la réalité par Pretorius qui était venue la chercher physiquement afin de la ramener à Londres. Et il devint son Maître alors qu'elle peinait à maîtriser ses pouvoirs dans cette réalité. Les décennies passaient et ni l'un, ni l'autre ne devaient vieillir ou mourir. Pas pour les mêmes raisons, en vérité, mais Caprice se prit à rêver de nouveau qu'elle pourrait demeurer pour toujours auprès de lui. Pour elle qui avait perdu violemment tous ceux qui avaient compté, son Maître était le roc immuable sur lequel s'appuyer en silence. Le pauvre rossignol que l'on n'avait plus entendu depuis sa déportation se remit à chanter pour lui. Parce qu'elle l'aimait de tout son cœur. Il l'avait sauvé, elle qui ne savait dire si elle était en vie ou non.
Elle ne fut pas toujours bonne élève, parce qu'elle était de nature fantasque et enfantine. Que ses intérêts s'évaporaient aussi vite que changeaient ses humeurs. Mais elle voulait lui plaire, le rendre fier d'elle. Ses pouvoirs étaient naturellement puissants, elle qui était entré dans une espèce d'état paradoxal depuis si longtemps sans même vraiment le réaliser. Les gestes lui venaient naturellement, en particulier celle de Blavatsky qui faisait si bien écho à sa fascination pour la Mort.
De décennies en décennies, elle ne se vit pas changer d'un pouce, demeurant l'éternelle jeune fille des camps. Son esprit, lui, se modifiait subtilement. L'amour, surtout, finit par se ternir. Elle commença à avoir une vie hors de la Loge, une vie séparée de Pretorius. Parce qu'elle désespérait profondément d'attirer son affection, dont elle se sentait si indigne. Elle était jolie, dans les bras des hommes de passage. Jolie Lolita, que l'on prenait pour une fugueuse, une fille de rien, elle se reposait contre leurs corps et rêvait au Sien. Elle n'était pas pieuse - et puis quoi, n'était-elle pas juive et non catholique ? - et elle n'était pas vertueuse. Elle voulait juste se bercer de cette jolie illusion. Parce qu'elle avait besoin de rêver. Parce que les cauchemars reviendraient toujours.
Ils eurent des disputes, sur Terre ou dans les Contrées. Elle faillit même quitter sa propre Loge, sa propre Famille. Parce que le voir devenait sa blessure. Mais elle s'aperçut vite que son absence était pire que tout. Alors elle était revenue à l'aube d'un nouveau siècle, acceptant d'être tombée amoureuse d'un fantasme.
Elle parla un peu plus, aussi, bien que demeurant toujours un peu inaccessible, comme déjà loin et pourtant toute proche. Elle gravit doucement les échelons, avant de devenir, toute menue qu'elle était, aussi surprenante qu'elle puisse être, Maître de la loge Noire. Elle ne convoite pas le rang de son ancien Maître. Elle veut juste demeurer auprès de lui, peu importe le sacrifice que cela lui demande. Elle avait pris un petit boulot en dehors, dans la réalité des Dormeurs, pour ne pas finir par se perdre quelque part d'où elle ne reviendrait pas. Elle sert des gens insignifiants en souriant gentiment. Elle laisse leurs bras l'étreindre pour s'évader dans un doux songe. Et elle chante, parfois, lorsque tout devient trop lourd. Elle chante pour qu'il l'entende au travers des mondes et pour défendre des choses auxquelles elle ne croit pas vraiment.
Au fond, qu'importe les Anciens Dieux, les portails. Tout ceci ne la préoccupe que parce que celui qu'elle vénère en silence s'en préoccupe. Qu'il lui dise rejoindre les idéaux de quelque groupe et elle l'y suivra. Ainsi est Caprice, cette jeune fille fantasque qui a trompé la mort.