~ Musique~Dans le silence du vieil auditorium seuls les pas réguliers d'un vieil homme résonnèrent. Descendant l'allée comme s'il était le Maître des lieux, le dos droit et la tête redressée. Son écharpe en cachemire grise et blanche tombant sur ses épaules, retenant à peine le froid vif de l'endroit ouvert au vent et au froid. Les sièges vêtustes étaient déchirés, cassés... ou bien recouvert de moisissures et de crottes de rats.
Depuis maintenant 15 ans cet endroit avait été abandonné. Depuis ce jour tragique où une étrange psychose avait envahie les spectateurs, où certains s'étaient subitement jettés sur leurs voisins, où d'autres s'étaient déshabillés sans raisons, certains s'étaient mis à chanter, d'autres à hurler des insanités... comme si les portes des Enfers s'étaient ouvertes d'un coup.
Dans cette salle comble pouvant contenir un peu plus de 1000 personnes, il y eut des morts et nombre de blessés. Un drame qui dura de nombreuses heures, laissant finalement ce lieu à l'abandon, comme hanté par les évennements. Un chaos dont personne ne put jamais connaître l'origine.
Le vieil homme fit le tour de la fosse d'orchestre et grimpa les quelques marches sur le côté pour atteindre les hauteurs de la scène. Le vieux bois craqua sous ses chaussures vernies mais il ne ralenti pas, son pas calme et mesuré alors qu'il laissait l'odeur du temps passé lui chatouiller les narines. Les yeux fixé sur le vieil instrument laissé à l'abandon au milieu de la scène, il eut l'impression qu'à nouveau les regards étaient sur lui, attendant son entrée, attendant de l'écouter. Lui.
Il sourit, la peau tombante de ses joues se redressant sous sa barbe taillée avec soin. Il avait l'impression d'entendre les applaudissements alors qu'il s'approchait du vieux piano, s'il fermait les yeux il pouvait se revoir portant sa queue de pie, entendre les murmures polis des spectateurs alors qu'il s'installait sur le banc rembourré.
Les mains ridées et légèrement noueuses se posèrent sur les touches vieillies et recouvertes de poussière. Il les frôla du bout des doigts et inspira longuement, se remémorrant ce jour où il avait osé utiliser ses dons sur une foule complète. Il n'avait pas pensé que cela irait aussi loin. Il avait été curieux. Tellement curieux, comme toujours, de voir jusqu'où pouvaient aller l'esprit humain. Il n'avait pas pensé que la musique aurait pu avoir un tel impact sur toute la salle. Il avait compté sur une ou deux personnes... peut être un peu plus... Il n'avait jamais su combien il avait touché, mais c'était comme si la folie s'étaient ensuite propagées, passant d'une personne à l'autre, les deshinibitions des uns poussant les gens non touchés à se lâcher à leur tours, persuadés qu'eux aussi étaient tombés sous le coup de cette folie passagère.
C'était fascinant. Il suffisait que quelques individus montre l'exemple pour que les autres suivent.
Le piano mal accordé résonna douloureusement dans l'espace tristement vide. Mais cela ne semblait pas arrêter le vieux musicien dont le sourire était satisfait et nostalgique. Il s'était depuis retenu de refaire ce genre de choses. Une fois dans une vie c'était bien. Il ne fallait pas gâcher les bonnes choses. Il était satisfait du résultat. Et puis... cela attirerait bien trop l'attention.
Une mélopée à la fois douce et douloureusement fausse s'éleva. Les cordes mal tendues ou cassées étaient frappés avec dextérités mais cela ne suffisait pas à faire un son correct. Cela n'embêtait pas l'homme qui trouvait ce moment opportun pour se remémorrer du temps passé.
On le disait dandy, on le disait strict et rigide. Pourtant peu connaissaient son passé, sa jeunesse, sa fougue d'antan.
Lui qui avait été un petit garçon qui avait grandit dans le Londres détruits par les bombes, dans les travaux de reconstruction. Il faisait parti de cette nouvelle génération qui n'était pas marqué par la guerre mais par son souvenir. Il n'était pas un garçon des rues, ni un orphelin. Il était fils de bourgeois, son père avait servit pendant la guerre et sa mère avait tenue la boutique en l'attendant, bien que les dernières années elle se soit réfugiée à la campagne chez sa mère... ne pouvant rester à Londres pendant que la ville se faisait bombarder régulièrement.
Lorsqu'ils s'étaient réinstallés en ville avec leur tout jeune enfant ils s'étaient jurés de lui offrir ce qu'il y avait de meilleurs, eux qui avaient tant souffert pendant la guerre. Et il l'eut. Il ne manqua de rien ce jeune Heathcliff, il eut droit aux meilleures nourrices, aux meilleurs professeurs... Il alla dans les meilleures écoles. Il serait horloger comme son père. En tout cas c'était ce que souhaitait l'homme qui se plongeait dans son travail pour oublier la guerre et les champs de bataille.
Mais Heathcliff grandissait pour devenir un fringuant jeune homme qui en avait assez de se faire façonner sans son avis. Son adolescence fut les années 60 et avec tous les changements que le monde connut. La musique changeait, la mode changeait... le monde politique aussi. Alors que des murs se construisaient en Europe, les moeurs évoluaient ailleurs. Le jeune homme ne voulait pas être comme son père, il ne voulait pas rester en arrière à regarder le temps qui passe...
Il ne fut pas tellement un adolescent rebelle. Mais il ne fut pas ce modèle d'exemplarité qu'on attendait de lui. Il but trop rapidement, il fuma trop rapidement... lorsqu'il découvrit qu'il n'y avait pas que le tabac qui se fumait, il essaya aussi. C'était grisant, c'était magique. Se laisser aller, vivre à fond, c'était ça qui rendait les humains vivants !
Il eut sa période "cheveux long" qui fit sortir son père de ses gonds. Il eut sa période "éleveur de chèvres" qui ne dura pas plus de 2 semaines... il n'y a pas beaucoup de concerts et de pub dans les campagnes après tout.
La seule à laquelle il accorda réellement de l'importance et du sérieux ce fut la musique. Bien que jeune il dût être forcé à suivre des cours de piano et de violon, il avait appris à aimer ces instruments, en jouant des heures. Du classique, du jazz, de la pop... le rock c'était plus dur, mais il reproduisait les mélodies de ses groupes préférés. Il en voulait plus, tellement plus. Il voulait monter un groupe, devenir une star... comme les Beatles !
Il n'eut pas son groupe. A la place il fuma plus qu'il ne l'aurait dû. Le resultat l'Eveilla dans un étrange trip qui le conduisit jusqu'aux Contrées du Rêves. Là bas il découvrit un tout autre monde, des endroits fascinant et terrifiant... Il traversa des villes et rencontra nombre de personnes tellement différentes des ennuyeux londonniens qu'il connaissait.
Lorsqu'il rouvrit les yeux et récupéra son corps de mortel, il vit le monde d'un tout nouvel oeil.
L'univers était bien plus vaste qu'il ne l'avait jamais imaginé. Même les humains avaient des capacités qui allaient au delà de ce qu'ils imaginaient eux-même. Et tous dormaient paisiblement, ignorants et innocents.
Rupert - qui depuis déjà quelques temps avait renié ce prénom vieillot et romantique que lui avait donné sa mère pour prendre son second, bien plus moderne et "cool" - rejoignit la Loge Rouge la même année, lorsqu'il rencontra par hasard une autre initiée lors d'une soirée arrosée. Bourré il raconta ses délires nocturnes et la jeune femme l'invita à en apprendre plus sur les Contrées du Rêves, l'entéléchie et l'heure la plus sombre.
Victoria Scott l'accompagna par la suite dans bien des périples et des aventures, ils étaient des rêveurs qui aimaient expérimenter. Le jeune homme passa par des phases hippies et même gothiques à ses côtés. Sa peau se recouvrit de tatouages, certains choisis, d'autres un peu moins...
A 25 ans, la seule chose constante fut sa passion pour la musique et Victoria. Pourtant il fallut bien arrêter de courir dans tous les sens lorsqu'elle tomba enceinte. Un évennement auquel aucun des deux ne s'attendait et qu'aucun ne souhaitait. Ils n'étaient même pas sûrs de qui pouvait bien être le père...
La fougue retomba comme un soufflet alors que déjà le ventre de la jeune femme s'était arrondis. Elle était dégoûtée par son propre corps qu'elle ne maîtrisait pas même si Rupert offrit de la soutenir, tenant très sérieusement à elle. Elle ne voulait pas dépendre d'un homme. Mais elle ne pouvait pas élever seule un enfant non plus.
Ils se marièrent en toute hâte, les deux familles se regardant honteusement pendant la réception alors que leurs enfants tentaient maladroitement de cacher la raison de ce mariage expéditif.
Le jeune homme dû trouver un travail et il put remercier les membres de la Loge de l'y aider. Ce fut grâce à eux qu'il put vivre de sa passion et grâce à leurs contact il put composer et jouer pour nourrir sa nouvelle famille. Une nouvelle stabilité qui lui était étrange. Et qui ne dura pas.
Victoria fit une fausse couche. Il n'y eut jamais d'enfant cette année là. Ni les suivantes. Ils n'en parlèrent que peu. Rupert n'osa jamais demander quelque explications à sa femme. Il la connaissait, il savait qu'elle n'avait jamais voulu avoir d'enfant. Mais il voyait aussi cette culpabilité qui la rongeait par moment. Il ne posa jamais la question, même après 30 ans de mariage. Il ne chercha jamais la réponse lui-même non plus. Ce n'était pas comme s'il avait réellement voulu des enfants lui non plus.
Leur familles vécurent cela comme un drame, étant aux petits soins avec eux. Le couple s'était étrangement sentis à la fois coupable et soulagés. Ils étaient à nouveau libre. Et ils vécurent leurs Passions comme si de rien était. C'était sans doute mieux ainsi se rappelerait Rupert régulièrement tout au long de sa vie. C'était sans doute mieux ainsi.
Ils repartirent à l'aventure, Rupert devint un compositeur relativement connu et donna même quelques récitals et concert dans Londres. Il développa ses pouvoirs, développa ses passions... et alimenta sa fascination pour l'esprit humain. Déjà il avait appris à marcher à travers la folie, déjà il s'était penché sur les réactions humaines lorsque les gens étaient soumis à des sensations différentes.. Il ne le cachait pas, il aimait voir sa femme avec d'autres personnes, il aimait observer les formes de son corps se mouvoirs contre d'autres que lui... Il n'aimait pas être un acteur principal, cela dit il adorait être un chef d'orchestre parfois, ou ce musicien qui faisait naître les gémissements de plaisirs et de douleurs, cela lui devenait tellement facile avec le temps...
Victoria disparue trop tôt, emportée par le cancer. Sans doute avait-elle trop jouée avec l'entéléchie. Il l'accepta comme il avait toujours accepté beaucoup de choses. Mais il se senti seul. Ce fut sans doute la seule fois où il regretta cet enfant jamais né, bien que ce ne soit que pendant une brève seconde de douleur. Il était de nouveau libre comme l'air - bien qu'il n'ai jamais vraiment eu de chaîne avec ce mariage très libre. Il était dans la pleine force de l'âge, pas encore 60 ans et Maître de sa Loge. Au "sommet" de sa gloire.
Etait-ce mué par cette disparition qu'il tenta de lancer la Démence Absolue ?
15 ans plus tard les notes mal accordées du piano faisaient échos à l'horreur qui avait pris place dans l'auditorium. Il ne regrettait pas. Il s'était toujours demandé comment pouvait se propager la folie dans une pièce close. Ce qu'il avait fait cette nuit là était merveilleux selon lui. L'oeuvre d'un fou avait marmonné le Grand Maître, mais Rupert n'était pas fou. Pas encore. C'était une oeuvre d'Art qu'il avait accomplis, un pas de géant dans l'accomplissement de ses pouvoirs. Il était peiné pour les morts cela dit. Et 15 ans plus tard il était là, à se remémorrer, revivant cette nuit sombre, enveloppé par l'entéléchie.
Il avait fait beaucoup de choses depuis. Il n'avait pas cherché à se pardonner, mais il avait essayé de faire un peu de bien. Il avait enseigné à des jeunes. Il avait accompagné cette fille si jeune, presque totalement perdue dans la folie. Il se souviendrait toujours de la première fois qu'il avait marché dans son esprit tortueux. Il lui avait tendu la main et l'avait guidé. Elle était un Maîre à présent, développant ses pouvoirs avec aisance, sans doute la plus puissante rêveuse qu'il connaissait. Mais elle serait toujours son élève pour lui. Comme pour beaucoup d'entre eux, il voulait la protéger et qu'elle soit heureuse.
Le passé s'effaça et Rupert souffla, fatigué. Des points blanc sautèrent légèrement devant ses yeux alors que ses doigts, maintenant frigorifés, se retiraient des touches. La salle étaient à nouveau poussiérieuse, abandonnée et décrépie. Il était seul sur scène, mais il se sentait bien. Parfois c'était aussi important de regarder vers le passé pour aller vers l'Avenir. Il n'était peut-être finalement pas si différent de son père après tout.
Ses dernières visions étaient floues mais sombre. lls devaient se préparer. Il n'était pas bien sûr à quoi, mais il savait que le danger approchait.
Il sourit. Ils avaient encore le temps. Il y avait encore tellement de choses à voir, à ressentir. Il avait encore des jeunes gens à martyriser. Et puis, il y avait une soirée au pub ce soir, il ne pouvait pas dire non à un bon whyskie en compagnie de ses amis.
La nuit ne faisait que commencer. Bientôt la 25ème heure sonnerait.